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DES Biologie Médicale


YERSINIA
Les Yersinia sont des entérobactéries regroupant actuellement trois espèces pathogènes pour l'animal et l'homme: Yersinia pestis (le bacille de Yersin, 1894), Yersinia enterocolitica (Fredericksen, 1964) et Yersinia pseudotuberculosis (autrefois appelé le bacille de Malassez et Vignal, 1883), et des espèces habituellement dénuées de pouvoir pathogène, Yersinia frederiksenii, Yersinia kristensenii, Yersinia intermedia, Yersinia aldovae, Yersinia mollaretii, Yersinia bercovieri et Yersinia rodhei. Y. pseudotuberculosis et Y. pestis sont très apparentées alors que Y. enterocolitica est génétiquement distincte des deux autres bactéries. Y. ruckeri, pathogène pour les salmonidés, reste inclus dans le genre alors que nombreux traits génétiques l'en éloignent: son exclusion du groupe est cependant probable à terme.

YERSINIA PESTIS

1 - HISTORIQUE

Le terme de Yersinia a été choisi en hommage à Alexandre Yersin, jeune médecin d'origine suisse formé à l'Institut Pasteur qui isola le 20 juin 1894 à Hong-Kong, le bacille de la peste de cadavres humains et de rongeurs. http://www.pasteur.fr/infosci/archives/yer0.html

2 - HABITAT - POUVOIR PATHOGENE NATUREL

La peste est, avant tout, une maladie des rongeurs qui est transmissible à l'homme par l'intermédiaire de puces. Sa symptomatologie chez l'homme, décrite avec précision par Procope de Césarée durant l'épidémie de Constantinople en 543, peut revêtir deux aspects majeurs: bubonique et pulmonaire.


* La première forme, la peste bubonique, est la plus fréquente. Après piqûre d'un sujet par un ectoparasite infecté par Y. pestis, les premiers signes cliniques apparaissent 1 à 6 jours plus tard, la durée de la phase d'incubation étant d'autant plus courte que l'inoculum infectant est plus important. La période d'invasion est brève (1 à 2 jours) et marquée par un syndrome toxi-infectieux grave: température corporelle atteignant 39 - 40°C, frissons, céphalées, malaise général, algies diffuses. Au point de piqûre, on observe habituellement une phlyctène à laquelle succède communément, quelques jours plus tard, une escarre noirâtre: le charbon pesteux.
A la période d'état apparaît le bubon, ou adénite pesteuse, dont la localisation dépend du point de pénétration des micro-organismes. Le plus souvent, il siège à l'aine (d'où la désignation d'antan de "maladie des aines" ou "maladie des bosses"), plus rarement au cou ou à l'aisselle. Il s'agit d'un ganglion de taille variable, douloureux, entouré d'une importante périadénite.

Cette adénopathie est accompagnée d'un malaise général, d'une fièvre élevée (40°C) et "en plateau", ainsi qu'à des troubles du comportement, signes cliniques associés à une septicémie.
http://phil.cdc.gov/phil/home.asp (mot-clé: plague)

- Dans les cas graves, un collapsus cardio-vasculaire et des hémorragies par coagulopathie de consommation sont observés. Le plus souvent, la mort survient 3 à 5 jours après l'apparition des premiers symptômes par suite de métastases infectieuses dans le foie, la rate, les poumons et les méninges. Cependant, dans 30% des cas, les signes généraux et neurologiques régressent et les malades guérissent après une très longue convalescence et une suppuration interminable du bubon.

* La peste pulmonaire est la forme la plus contagieuse du fait d'une transmission inter-humaine directe des bactéries. Conséquence d'une peste bubonique, elle peut cependant résulter de l'inhalation par un sujet sain de poussières souillées de déjections de puces infectées. Après une brève phase d'incubation (quelques heures à 2 jours), la maladie débute brutalement, réalisant une pneumopathie avec fièvre (40° C), toux, hémoptysie, détresse respiratoire et altération profonde de l'état général. La maladie évolue rapidement vers la mort avec une extension des foyers pulmonaires, des troubles neurologiques (confusion mentale ou prostration), des hémorragies sous-cutanées et un collapsus cardio-vasculaire.


3 - EPIDEMIOLOGIE

Depuis le début de l'ère chrétienne, Y. pestis a été la cause de trois grandes pandémies:

La première, ou peste de Justinien, a sévi de 541 à 767 dans tout le bassin méditerranéen (et y est restée confinée) et elle a vraisemblablement décimé plus de 100 millions d'individus pendant cette période.

La seconde pandémie (peste médiévale), partie des bords de la mer Noire à la fin de la première moitié du XIV ème siècle, a envahi toute l'Europe en 5 ans. On estime que la première vague de cette pandémie a emporté près de 25 millions d'êtres humains, soit environ un quart de la population européennne. La peste ré-émergeait à intervalles plus ou moins réguliers, puis a régressé à la fin du Moyen-Age. Ce n'est que dans la première moitié du XIXème siècle que les derniers foyers européens s'éteignirent (Constantinople, 1841).

La troisième pandémie prit naissance à la fin du XIX ème siècle en Chine et, en raison du développement des moyens de communication (bateaux à vapeur), elle se répandit dans le monde entier, atteignant pour la première fois les continents jusqu'alors épargnés: l'Amérique et l'Australie. En France, sa dernière apparition eut lieu dans la première moitié du XXème siècle ( "peste des chiffonniers" à Paris, et en Corse).

- La peste sévit encore dans le monde de façon endémique. Ceci est dû au fait qu'elle est avant tout une zoonose atteignant essentiellement les rongeurs (rats et nombreuses espèces de rongeurs sauvages). Son émergence chez l'homme dépend à la fois de la fréquence de l'infection parmi les rongeurs et de la promiscuité de celui-ci avec ces populations animales. De 1985 à 1999, près de 34.000 cas humains ont été recensés, dont les 2/3 sur le continent africain.

Distribution mondiale de la peste en 1998

- La puce et le bacille de la peste.
Y. pestis est habituellement transmis de rongeur à rongeur ou de rongeur à l'homme par piqûre de puce. Schématiquement, l'épidémiologie de la peste peut se décomposer en trois cycles :

http://www.pon.nic.in/fil-free/vcrc/plague.html

1/ La peste sauvage sévit chez les rongeurs sauvages (écureuils, marmottes, mérions, gerbilles, chiens de prairies ... ) et sa transmission se fait lors de rencontres entre rongeurs, par échanges de puces; l'atteinte de l'homme est exceptionnelle.

2/ La peste dite rurale passe des rongeurs sauvages aux rats de village.

3/ Enfin, la peste dite urbaine, importée en ville à partir d'un foyer rural, se propage rapidement de rat à rat.

Chaque espèce d'insectes parasite a un hôte défini: par exemple, Xenopsylla cheopis (à gauche) est la puce spécifique du rat, mais elle peut accidentellement piquer l'homme. La maladie peut ensuite être transmise d'homme à homme par la puce de l'homme, Pulex irritans (à droite), qui serait toutefois un vecteur moins efficace que la puce du rat pour transmettre la maladie à l'homme.

- Après piqûre d'un hôte présentant une septicémie, la puce héberge le bacille de la peste dans son tube digestif. Les bactéries se multiplient dans le proventricule (dilatation située entre l'oesophage et l'estomac) et finissent par obstruer la lumière de cette formation. Ce bloquage, le plus souvent partiel, affame la puce et l'oblige à piquer son hôte maintes fois pour se nourrir. A la mort du rongeur, l'insecte abandonne son hôte pour un autre animal (sain ou non).


- Lors d'une nouvelle piqûre, la puce aspire du sang qui arrive dans le proventricule, au contact du bouchon bactérien. Ce bouchon empêche le passage du sang dans l'estomac et la puce régurgite dans la plaie le sang souillé qu'elle ne peut ingérer, inoculant ainsi le bacille de la peste à son hôte. De plus en plus affamée, la puce passe ainsi de rongeur à rongeur, piquant sans pour autant se nourrir, jusqu'à ce qu'elle meurt d'inanition. Les rongeurs, bien que n'étant pas carnivores, peuvent aussi contracter la peste en mangeant le cadavre de leurs congénères infectés par Y. pestis. Toutefois, il a été démontré expérimentalement que la dose bactérienne infectante est mille à dix mille fois plus élevée par voie orale que par voie sous-cutanée. Les bactéries pourraient être aussi inhalées par les rongeurs, en particulier lors du fouissage de la terre.

- L'homme est un maillon accidentel dans la chaîne de transmission de Y. pestis et ne constitue pas, en dehors des périodes épidémiques, un réservoir naturel de bactéries. Alors que de nombreuses espèces de rongeurs sont très sensibles au bacille de la peste, d'autres sont relativement résistantes; ce sont ces dernières qui maintiennent la peste à l'état endémique dans la nature.

- Par ailleurs, comme l'ont montré des travaux expérimentaux, le bacille de la peste peut persister pendant plusieurs années dans le sol, dans des conditions climatiques hostiles, sans perdre pour autant sa virulence. Il peut ainsi recontaminer les rongeurs sauvages fouisseurs, des années après la disparition de la maladie chez les animaux décimés. Il paraît donc impossible d'éradiquer Y. pestis de l'environnement et seule une surveillance rigoureuse du réservoir animal est une mesure de lutte antipesteuse impérative en zone endémique (terrier de "prairiedog" à gauche et interdiction routière dans une zone, à droite).



4 - PHYSIOPATHOLOGIE

-
Grâce à des modèles d'infections expérimentales, on connaît parfaitement les différentes phases de la maladie. Les microorganismes sont inoculés par voie transcutanée et la maladie peut être déclenchée par 1-10 bactéries chez certains rongeurs sensibles (souris, cobaye) et chez l'homme. Cette dose peut être plus élevée (106 bactéries) chez des rongeurs résistants tel que le rat. La multiplication bactérienne, au point d'inoculation, induit une nécrose tissulaire puis un bubon (ganglions lymphatiques hypertrophiés et nécrosés) se forme dans la zone du point de piqûre (habituellement inguinal, plus rarement axillaire ou cervical). Les bactéries sont très nombreuses dans le bubon et restent strictement extracellulaires. La faible intensité de la réaction inflammatoire est caractéristique, évoquant une sidération des défenses immunitaires. La dissémination sanguine de Y. pestis survient très précocément et les micro-organismes peuvent être observés dans les capillaires de tous les organes. D'intensité élevée, la bacteriémie est associée à un état de choc ainsi qu'à une coagulation intravasculaire disséminée avec dépôts de fibrine dans les capillaires. Ces manifestations sont probablement déclenchées par l'endotoxine.
- Si l'hôte survit, des foyers infectieux se constituent dans la rate, le foie, les reins, le cerveau et les poumons. Ce dernier site de multiplication des bactéries est la source de transmission inter-humaine de la maladie par aérosols, habituellement riches de bacilles. Au cours de la peste pulmonaire, les lésions de pneumonie nécrosante et hémorragique apparaissent quelques heures après l'inhalation des bactéries, avec dissémination sanguine précoce, entraînant rapidement la mort .


Mécanismes moléculaires de la peste
Le point clé de la virulence de Y. pestis est la capacité de ce pathogène à se multiplier rapidement au sein des tissus de l'hôte infecté. Tous les facteurs de virulence de Y. pestis vont concourir à favoriser la réplication extracellulaire de ce pathogène, en inhibant tout particulièrement l'immunité innée de l'hôte. Hormis le lipopolysaccharide, dont la synthèse est gouvernée par des gènes chromosomiques, les gènes de virulence de Y. pestis sont essentiellement plasmidiques. Trois plasmides sont détectés chez cette bactérie:

1
un plasmide de 70 kb (pCD)
2
un plasmide de 9,5 kb (pPCP)
3
un plasmide de 100 kb (pMT)

- Le plasmide pCD (Calcium-Dependency) joue un rôle capital dans le pouvoir pathogène car sa perte élective s'accompagne, quelle que soit la voie d'inoculation de Y. pestis, d'une réduction notoire de la virulence bactérienne.


Ce plasmide comporte un groupe de 35 gènes contigus codant un appareillage de sécrétion-translocation et son système de régulation, flanqué de gènes spécifiant des protéines effectrices  appelées Yop (Yersinia outer proteins) ainsi que leurs chaperons. Injectées dans le cytoplasme des cellules de l'hôte, les Yop permettent aux bactéries de rester extracellulaires et d'échapper à la phagocytose : YopH déphosphoryle des protéines d'adhésion focale des phagocytes poly-et mononucléés, alors que YopE, YopO/YpkA) et YopT inactivent les GTPases de la famille Rho contrôlant la polymérisation de l'actine dans ces cellules. Par ailleurs, la production de cytokines inflammatoires (notamment le TNF-alpha) par l'hôte infecté est inhibée par YopH, et surtout YopJ, cette dernière bloquant l'activation cellulaire de MAP-kinases et ainsi, celle de NF-kappaB.Yop J induit également l'apoptose des phagocytes via l'activation de caspases et l'inhibition de l'activation de NF-kappaB. LcrV (anciennement appelé antigène V), qui intervient dans la translocation des Yop à travers la membrane plasmique, déclenche la synthèse d'une cytokine anti-inflammatoire : IL-10. LcrV est un antigène protecteur et cette protéine entre dans la composition actuelle du vaccin acellulaire contre la peste.

- Présent en près d'une centaine de copies par cellule, le plasmide pPCP, et plus spécifiquement le gène pla (plasminogen activator), permet la dissémination des bactéries à partir du site d'inoculation. La perte de ce plasmide ou l'inactivation de pla s'accompagne d'une forte baisse de la virulence des bactéries inoculées à l'animal de laboratoire par voie sous-cutanée, alors que la virulence reste identique par voie veineuse : les puces ne s'infectant par Y. pestis que lors des repas sanguins, pPCP contribue ainsi à la transmission  inter-individuelle de la peste.

- Le plasmide pMT (Murine Toxin) code  une capsule de nature glycoprotéique (Fraction 1 ou antigène F1). Ce constituant de surface permet aux microorganismes de résister à la phagocytose en inhibant leur opsonisation. C' est un antigène protecteur et il fait partie (à côté de LcrV) du vaccin acellulaire contre la peste. Par ailleurs, pMT porte un gène (ymt) spécifiant une phospholipase (anciennement appelée la toxine murine) qui permet au bacille de la peste de coloniser le tube digestif de la puce.

5 - DIAGNOSTIC BACTÉRIOLOGIQUE

Un diagnostic rapide est l'élément clef pour réduire la mortalité et morbidité de la peste. Le diagnostic de la maladie chez l'homme ne peut être affirmé que par l'isolement de Y. pestis à partir du produit de ponction ganglionnaire (peste bubonique), d'expectorations (peste pulmonaire) ou du sang (les deux formes de peste).

ATTENTION:

Agent de la classe biologique 3

AGENT POSSIBLE DE BIOTERRORISME


L'examen microscopique du produit biologique (y compris le sang) coloré par la coloration de Gram révèle la présence de nombreux cocco-bacilles à Gram négatif.


- Le bacille de Yersin pousse sur des milieux usuels (gélose ou bouillon nutritif). Sur gélose ordinaire, de petites colonies claires et à la limite de la visibilité, sont observées après 36 heures d'incubation à 30°C, température optimale de multiplication des bactéries; en 48 heures, ces colonies atteignent 2 mm de diamètre. Sur gélose au sang, la taille des colonies à la 24ème heure est la même que celle constatée en 48 h sur des milieux usuels. Y. pestis  pousse lentement dans un bouillon nutritif : en 48 h,  tout en restant limpide, le bouillon présente un voile fragile et des dépôts floconneux. Le diagnostic d'espèce (ainsi que du biotype de bacille de la peste) est établi à partir d'un certain nombre de caractères:

http://www.bacterio.cict.fr/bacdico/yy/tbiochimiquesyersinia.html

Aspects de colonies sur la gélose au sang frais après 24 et 72 h d'incubation

Documents du CDC: http://phil.cdc.gov/phil/home.asp (mot-clé: plague)

Sur le terrain (zone d'endémie), le diagnostic de peste peut être établi avec une très bonne sensibilité et spécificité en détectant dans les produits sus-cités l'antigène F1 par une réaction immunologique.

Devant toute suspicion, ne pas oublier d'adresser la souche au CNR:


http://www.pasteur.fr/sante/clre/cadrecnr/yersinia-index.html


6 - DIAGNOSTIC SEROLOGIQUE

Le sérodiagnostic de peste, par une réaction d'hémagglutination passive (hématies recouvertes par la Fraction 1) présente un intérêt strictement épidémiologique.

7 - TRAITEMENT

La peste est une maladie extrêmement contagieuse et un pestiféré doit donc être isolé dans un service hospitalier de maladies contagieuses. En cas de peste pulmonaire, le personnel infirmier devra être porter un masque, des lunettes de protection et sera traité, à titre prophylactique, par des sulfamides (3 g/j pendant 6 jours). Par ailleurs, les sujets-contact bénéficieront également d'une chimioprophylaxie et seront soumis à une surveillance médicale (mesure de la température corporelle).

La streptomycine est l'antibiotique de choix dans le traitement de la peste et aucun autre antibiotique ne s'est avéré plus efficace in vivo. La résistance acquise de Y. pestis à cet antibiotique reste exceptionnelle.

Cet antibiotique doit être administré pendant 10 jours à la dose journalière de 1 g répartie en deux injections intra-musculaires. Dans ces conditions, l'apyrexie est obtenue en 3 jours chez la plupart des malades. En cas de méningite, il faut recourir à un antibiotique diffusible dans le liquide céphalo-rachidien. Dans cette situation, le thiamphénicol est utilisé pendant 10 jours à la dose quotidienne de 1,5 à 3 g, répartie en 4 injections intra-veineuses.

L'utilisation d'une association d'antibiotiques dans le traitement de la peste n'est pas justifiée, car les monothérapies par la streptomycine ou le chloramphénicol sont cliniquement très efficaces.


8 - PROPHYLAXIE

Dès le diagnostic d'un cas, la déclaration est immédiate et obligatoire auprès des autorités sanitaires qui prendront un ensemble de mesures afin d'éviter toute propagation:

 Ce cours a été préparé par le Professeur Michel SIMONET (Faculté de Médecine de Lille)

Version du 10.06.05